Rivière Mékiskan - Lucie Lachapelle

Mekiskan

- XYZ Editeur -

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Cause du décès : intoxication à l'alcool, itinérance [...]

- le lien avec vous ? a demandé l'homme.

- Mon père, a répondu Alice.

[...] Le moment était violent.

- Voulez-vous signer ici ?

Alice a alors pensé qu'elle allait signer un papier confirmant la déchéance de son père. Et sa fin. En août, à cinquante-cinq ans, dans la rue comme un chien, non, pas exactement, sur un banc de parc, après des années de fuite, de chutes, de rechutes, d'errance, d'excuses, d'abandon et de trahison. Et elle a écrit son nom au bas de la page. Tout ce qu'elle avait voulu cacher au monde et à elle-même était désormais inscrit sur ce bout de papier. Elle venait de signer des aveux. "

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Roman du père, roman des origines, roman initiatique, roman social... beau roman !

Alice est métis mais elle ne connait pas sa famille paternelle, sa mère ayant quitté son père et cette région de forêt boréale dans le Nord " à douze heures de train de Montréal " alors qu'elle était enfant. Sa mère à rompu tous les liens pour la protéger d'eux, " ... les oncles, les tantes, la grand-mère -, les gens du village, les chiens errants, les moustiques, les bêtes sauvages, le vent, l'eau froide des lacs. "

Alice vit dans la rancoeur, celle de sa mère qui a préféré fuir ce coin abandonné par la compagnie forestière après l'avoir désertifié ce village près duquel on a imposé une réserve, cette région où la discrimination envers les Amérindiens est encore vive, où sévit encore " une loi tacite. Pas de contact. " Un père lointain, absent, quelques apparitions deux ou trois fois par an, sa " déchéance " dans l'alcoolisme, avec des femmes déchues comme lui dans les chambres d'hôtel miteuses. Jusqu'à devenir clochard dans la grande ville, ayant lui-même quitté sa famille. A son décès, Alice finit par décider, malgré tout et contre l'avis de sa mère, de rapporter ses cendres à sa terre de naissance, pour " en finir avec le passé " et " régler ses comptes avec le disparu ". Le disparu étant le mot. Alice est en colère, " Colère parce qu'Isaac l'avait abandonné, colère parce qu'il s'était détruit jusqu'à en mourir, colère parce qu'elle avait honte, colère parce qu'elle aurait voulu vivre autre chose, colère parce qu'elle n'avait pas pu le sauver. "

Elle prévoit un aller-retour de vingt-quatre heures à Mékiskan. Alice n'a jamais " vécu " la part métisse de ses origines. Ni le nom de sa mère qu'elle porte, ni son apparence physique, ses yeux clairs, ses cheveux blonds, ne la rappelle. Evidemment, ce séjour va se prolonger. Il va durer une semaine après la rencontre avec une vieille femme amérindienne, Lucy femme-mémoire, " la cousine de ta grand-mère Agnès ", qui tient à respecter l'hommage aux morts, à organiser un enterrement, à réunir la famille éparpillée dans la région.

Alice découvrira donc l'histoire paternelle ainsi qu'un autre monde, loin de la grande ville, loin de son existence de Blanche. Une autre réalité, cruelle. Une autre façon de vivre aussi. " Y a bien des choses que tu ne sais pas, toi, hein ", de cette réalité amérindienne. Les conversions, la violence des hommes blancs sur les femmes, les jeunes envoyés dans les pensionnats pour les Indiens afin de les " intégrer ", la misère économique, l'alcool toujours...

... la triste réalité : on a tout arraché, les enfants comme les arbres, et c'est la tristesse et l'amertume qui se sont enracinées à leur place. "

Un roman de la réconciliation. Sans compromis.

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" - C'est là qu'Agnès a fixé le talisman sur le sous-vêtement de ton père. Lui, il tremblait de peur et de peine. Elle l'a regardé dans les yeux et elle lui a dit de le porter toujours sur lui pour que le mal et la maladie l'atteignent pas.

Lucy quitte subitement la pièce, passe dans la cuisine, dépose son panier de couture et sort dehors. Alice l'accompagne. 

A l'extérieur, dans la quiétude apparente de l'après-midi, Lucy s'arrête sur la butte qui surplombe le chemin de terre. Devant la talle de bouleaux et derrière les épinettes. Elle a besoin d'être là où cela s'est passé. Si le souvenir de ces événements est tatoué dans sa mémoire à elle, les arbres qui ont été les témoins silencieux en ont peut-être conservé des traces dans leur être végétal. Elle a besoin d'eux pour l'inspirer et la soutenir.

- Damien était accoté sur son taxi. Il fumait. Il nous connaissait bien mais, ce jour-là, il faisait comme s'il nous avait jamais vus. Le policier a parlé en anglais. Damien a lancé son mégot, pis il a embarqué dans l'auto. Nous autres, on était ici. Le policier s'est approché, pis il a ramassé le bagage d'Isaac qu'Agnès avait mis à terre. Il lui a fait signe de monter. Isaac bougeait pas. Le prêtre a dit à ta grand-mère : " Dis à ton garçon d'être raisonnable, on va le ramener l'été prochain. " Alors là, ton père s'est mis à courir, il a dégringolé la pente. Je l'ai vu bondir par-dessus le fossé, prendre le bois. Le policier était en maudit. Il est parti à ses trousses. ç'a pas été long qu'il l'a rattrapé. Le pauvre petit.

Lucy fait une pause. Elle se racle la gorge, crache par terre.

- Le prêtre nous a dit de nous mettre à genoux.

- Pourquoi ? demande Alice.

- Pour nous bénir, répond Lucy. "

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- Littérature québécoise et lecture de Lucie Lachapelle avec Anne qui vous présente Les histoires nordiques après m'avoir recommandé et prêté Rivière Mékistan que j'ai dévoré. Son billet ICI -

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Commentaires

  • Laeti

    1 Laeti Le 04/03/2015

    L'histoire a l'air très jolie et tendre. Le style d'écriture ne serait-il pas familier (c'est l'impression que me donnent les extraits)? Je note cette auteure, après avoir apprécié le billet d'Anne.
  • Marilyne

    2 Marilyne Le 04/03/2015

    @ Laeti : oh, non, ce récit n'est pas tendre. Il est même plutôt sombre quand à la réalité amérindienne. Mais il est beau, oui, par son humanité, les portraits de ses personnages, la vieille femme Lucy si émouvante dans sa pauvre force.
    Le ton est familier, oui, au sens où l'oralité est très présente, il y a de nombreux dialogues.
  • Lili

    3 Lili Le 04/03/2015

    J'avais beaucoup aimé ce roman, qu'Anne avait eu la gentillesse de faire voyager jusqu'à moi.
  • Marilyne

    4 Marilyne Le 04/03/2015

    @ Lili : Anne est convaincante :) ( elle vient de me re-convaincre avec les Histoires Nordiques ;) )
  • Anne

    5 Anne Le 04/03/2015

    Je suis très contente que le roman t'ait plu et j'aie retrouver les personnages d'Alice et Lucy, si attachantes dans leur rencontre.
  • Aifelle

    6 Aifelle Le 05/03/2015

    Je l'avais déjà noté auparavant, mais maintenant il me le faut .. dommage que les livres québécois ne sortent pas souvent en poche.
  • Marilyne

    7 Marilyne Le 05/03/2015

    @ Anne : oui, je me suis plongée dedans avec plaisir ( certes, j'avais un à-priori positif ^-^ ), et j'ai suivi Alice, j'ai écouté Lucy...

    @ Aifelle : je crois que cette lecture te plairait. C'est vrai pour les poches, il faudrait que les éditeurs français se lancent un peu plus.
  • titoulematou

    8 titoulematou Le 11/03/2015

    tentant !
  • Hélène

    9 Hélène Le 04/05/2015

    J'ai beaucoup aimé aussi ! J'ai hâte de lire les "histoires nordiques" !

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