Mauvaise pente - Keith Ridgway

 

Mauvaise pente

- Traduit de l'anglais ( Irlande ) par Philippe Gerval -

- Précédemment publié par les éditions Phébus -

Propriétaire d'une ferme qu'elle exploite avec son mari dans la campagne irlandaise, Grace Quinn pousse quotidiennement son fardeau de tristesse avec la force du désespoir. Hantée par la mort de son premier fils retrouvé noyé, abandonnée par le second qui a préféré fuir devant la violence d'un père alcoolique, Grace, épuisée de chagrin et de solitude, se révolte. Elle décide alors de tuer son mari, en l'écrasant en voiture à l'endroit où lui-même avait fauché une gamine quelques années plus tôt. Fin du calvaire ? Pas vraiment : elle a désormais à vivre avec cet acte de délivrance qui l'enferme en elle-même. Partie se réfugier à Dublin chez son fils Martin, elle y découvrira qu'on peut être un jeune homme gay et branché, vivre avec un autre garçon, avoir haï son géniteur et lui ressembler de façon troublante. 

.

J'avoue, j'ai entraîné Jérôme sur cette Mauvaise pente irlandaise dans laquelle j'ai été littéralement précipitée à la suite des personnages. Précipitée, gorge serrée, dans ce très beau roman dans lequel se révèlent le trouble d'un magnifique portrait de femme et ceux, de portrait et de trouble, de l'Irlande contemporaine en kaléidoscope.

Son visage était figé, vide de toute expression, mais elle voyait bien qu'il avait peine à respirer, qu'il s'était égaré de l'endroit d'où il pouvait comprendre le monde, et que, comme elle, il était maintenant précipité dans un lieu où c'était au monde de le comprendre. "

Dans ce premier roman magistral, à la façon d'un roman noir, tout en nuances d'ombres et de sombre, Keith Ridgway nous raconte à la fois les femmes et la marginalité, la liberté de choix, dans une société rigoriste, dans une société qui cherche encore.

En creux de l'histoire du crime de Grace, celle de son enfance vers laquelle elle se retourne après lui avoir tourné le dos, celle des heures précieuses de l'enfance de son fils, et une autre histoire tragique au féminin, une histoire vraie de 1992, celle de cette jeune fille de quatorze ans violée à qui la justice irlandaise refusait l'avortement, illégal en Irlande. En postface, l'auteur en rappel les faits, les réactions, les manifestations.

Ce roman se déroule en trois temps, trois parties, dont chacun des chapitres porte en titre le nom d'un personnage essentiel de ce temps. Il ne s'agit d'un roman choral au sens strict mais d'un récit polyphonique, ce n'est pas la voix, le Je du personnage mais le Il ou Elle selon son point de vue. 

On tombe sur ces pages. Les personnages comme les lecteurs. L'atmosphère, les descriptions, y sont saisissantes, pénétrantes, le froid, l'humide, cette confusion, en flou, en brouillé, autour, dedans, cette " noirceur à la lisière de la pensée " et cette douceur chagrine dans les mots pour cette femme; pour cette pluie et cette vie qui s'écoulent, qui coulent. C'est le brouillard de ce temps irlandais, de ces jours et ces nuits à peine en équilibre - " fouillis d'étoiles répandu sur les ténèbres et une lune tronquée et meurtrie " - en questions, en suspens, en apparition de clochers d'églises, de clochards de rue.

" La chute, l'ascension. Elle sentait qu'elle n'était pas loin ni de l'une ni de l'autre, mais elle n'arrivait pas à en saisir les limites respectives. Elle avançait, mais elle était incapable de mettre un nom sur le mouvement qui l'animait - elle ne savait pas dans quelle direction elle allait. La chute ou l'ascension. "

Quelle finesse de l'écriture dans ces scènes si tragiquement quotidiennes, quelle densité du style, une limpidité et une transparence sur ce clair-obscur, sur cette complexité des personnalités et des sentiments.

" Grace était étendue sur le lit et regardait par la fenêtre, cherchant à voir apparaître des oiseaux, un avion, n'importe quoi qui tranche sur tout ce gris. Il tombait une petite pluie fine dont les gouttes rebondissaient sans bruit contre la vitre comme des égratignures, de minuscules éraflures sans couleur. Elle avait beau tendre l'oreille, elle n'entendait rien, comme si elle était murée dans un silence qui eût émané d'elle, comme si c'était elle qui avait donné forme à ce monde gris, l'avait inventé et façonné. Elle regardait, elle écoutait, et elle avait l'impression qu'on attendait d'elle un signe, comme s'il lui appartenait de transformer ce ciel incolore, de le renouveler, de le disperser. Sean n'était plus là. Martin avait rompu les liens. Et elle sentait que toutes ces choses, ces séparations, étaient survenues parce qu'elle avait laissé ce silence gris s'installer sur elle, qu'elle avait tout fait pour le retenir, parce qu'elle le respirait, qu'elle l'avait accueilli en elle et ne connaissait rien d'autre.

Elle lança un bras vers les nuages, le laissa retomber, lentement, le long de son corps. Rien. Elle ferma les yeux. Derrière il y avait des couleurs. Des rouges intenses. Les veines d'autres existences. "

.

- La lecture de Jérôme -

*

Commentaires

  • Kathel

    1 Kathel Le 14/11/2014

    Un souvenir de lecture marquant... pourtant cela remonte à de longues années, je vois d'ici le dos du livre un peu jauni...
  • jérôme

    2 jérôme Le 14/11/2014

    Quelle tristesse mais quelle beauté dans ce texte ! C'est un roman irlandais qui a tout d'un fado je trouve. C'est surtout une nouvelle découverte que je te dois, merci !
  • Anne

    3 Anne Le 14/11/2014

    Rhooo j'ai lu ça il y a longtemps, je n'en ai pas beaucoup de souvenir sauf celui d'une rencontre marquante, c'étaient les débuts de ma découverte de la littérature irlandaise (et de Phébus)
  • clara

    4 clara Le 14/11/2014

    Ce livre m'avait marquée !(http://claraetlesmots.blogspot.fr/2010/11/keith-ridgway-mauvaise-pente.html)
  • Aifelle

    5 Aifelle Le 14/11/2014

    Comme je le disais chez Jérôme, il est sur ma LAL depuis longtemps, je vais essayer de ne pas le laisser filer cette fois-ci.
  • Valérie

    6 Valérie Le 14/11/2014

    Ce n'est pas beau d'entraîner les copains sur la mauvaise pente mais elle me semble en effet très tentante, celle-ci.
  • Marilyne

    7 Marilyne Le 16/11/2014

    @ Kathel : je crois que marquant est le mot qui restera. L'exemplaire que j'ai lu n'est pas récent non plus, c'est l'édition Libretto de Phébus, prêté par l'ami qui m'a recommandé cette lecture.

    @ Jérôme : il faut que je te dise : j'en ai encore un à te proposer ( même deux. Sur sujets glissants :))

    @ Anne : Phébus est en soi un argument. Cela faisait longtemps que je n'étais pas retournée en Irlande ( et puis, il y avait eu la lecture de Claire Keegan )

    @ Clara : oh oui, comme l'écrit Jérôme, triste mais beau et prenant.

    @ Aifelle : je crois que tu ne le regretteras pas.

    @ Valérie : c'est vrai, mais j'avais très envie d'y glisser et pas toute seule :)

Ajouter un commentaire