A l'origine notre père obscur - Kaoutar Harchi

Pere obscur

- Actes Sud - août 2014 -

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Enfermée depuis son plus jeune âge dans la “maison des femmes”, une bâtisse ceinte de hauts murs de pierre où maris, frères et pères mettent à l’isolement épouses, sœurs et filles coupables – ou soupçonnées – d’avoir failli à la loi patriarcale, prise en otage par les mystères qui entourent tant de douleur en un même lieu rassemblée, une enfant a grandi en témoin impuissant de l’inéluctable aliénation de sa mère qu’un infini désespoir n’a cessé d’éloigner d’elle...

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C'était celui-ci, mon livre de rentrée littéraire, le titre choisi parmi les titres des programmes de parutions, celui qui m'avait immédiatement interpellée et à propos duquel j'ai refusé de lire la moindre ligne. Cette lecture, ce n'est pas tant qu'elle m'a bouleversée, c'est qu'elle m'a (r)attrapée, littéralement saisie. Une réelle densité des pages, une voix profonde qui s'élève, une tension qui n'épargne personne, des personnages aux lecteurs, une plume exigeante, aigüe. Une voix et une plume.

Ce roman raconte une histoire d'enfance et une histoire de femmes. On y lit bien-sûr la loi des hommes, le poids et la violence des traditions, l'atmosphère suffocante de la Famille. La narratrice de ce récit est une jeune fille internée avec sa mère - " Enfant, j'ignore le pourquoi du malheur. Je n'en connais que l'image. " C'est celle de sa mère, La Mère, comme il est écrit, qui s'éloigne, sans s'évader, parce qu'elle en meurt.

L'horizon de lecture s'élargit avec le regard de cette narratrice sans nom - pas de noms dans ce texte, ces femmes n'ont pas de personnalité reconnue, ne sont plus définies, identifiées par leurs familles, si peu nous rattache à elles quelque soit l'intimité que la lecture nous permet de partager. Sont-elles le choeur ? ... Les seules majuscules reviennent aux parents aussi absents soient-ils - , sa conscience de la situation, ce qu'elle perçoit mais ne reçoit pas à travers sa douleur et sa colère dans ce moite, ce glauque, ce malaise, ce cauchemar, ce " renfermé " dans tous les sens du terme. Et nous lisons alors l'histoire de ces femmes cloîtrées à défaut de connaître celle de la Mère, condamnée; ces femmes répudiées qui vivent entre silences et cris, jusqu'à la folie parfois; ces femmes toujours soumises qui attendent encore le retour du mari-frère-fils qui prononça la sentence sur ce qu'on lui a affirmé avoir été commis, le mari-frère-fils qui ramènera dans la maison familiale; communauté féminine complice qui ne franchit pas les portes ni fermées ni gardées de cette " maison disciplinaire ", incapable de rompre avec leur aliénation, de renier cette histoire de femme qui leur est imposée, " cette accoutumance au chagrin ", cette dépendance au mal qu'infligent les hommes ", elles " sont devenues leurs propres sentinelles. ". 

Cette histoire de femme qui est celle du corps de la femme, sa véritable prison dans ce contexte. Le corps est l'enjeu, espace du désir, de l'honneur, de la possession, de la maternité; le corps féminin conçu pour l'autre, l'homme, l'enfant. - " ... Qu'il me faut, à mon âge, commencer à grossir. Je veux grandir, je rétorque, mais déjà les femmes sont reparties car n'importent pour elles, au fond, que les contours du corps. Son épaisseur. Son volume. Sa capacité de dilatation. " - Ainsi, ce roman raconte aussi cette relation au corps féminin, la volonté de la narratrice, de la Mère également lorsque fièvre et délire l'entraînent, de rejeter ce corps comme elles ont été rejetées. Faire souffrir le corps autant que ce que l'on souffre à cause de lui. La mémoire du corps.

La jeune fille recluse ne subit pas seulement l'isolement mais aussi la solitude et l'abandon avant qu'elle ne parte à la rencontre du Père, l'obscur tout-puissant, inquiétant, distant; l'homme trompé qu'il faudra pardonner. Et dont il faudra aussi se séparer. Ce sera la rencontre avec l'histoire de la famille et celle de la Mère, une histoire d'amours de la Mère.

Et bien au-delà de cette situation géographiquement et/ou culturellement connotée des femmes - chacun des courts chapitres comme autant de séquences s'ouvre sur une citation de la Génèse ou d'Epîtres comme martelant le récit - " Ton désir te poussera vers ton homme et lui te dominera " Genèse, III, 16 -, ce roman, c'est une histoire de clan, d'héritage(s), de légitimité, d'identité et de conjurations.

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" Le temps a transformé ce que j'étais. Et j'ai vu. La peur, la fragilité, le désarroi. La mort surgir - le couteau dans la nuit - et écorcher, lacérer, séparer, mon corps de cet autre corps qui l'avait si longtemps porté. Et il faut l'avoir ce courage de quitter le ventre éternel des mères dans lequel ils sont encore si nombreux, hommes et femmes, jeunes et vieux, à se retourner, à errer, à étouffer, dans l'exiguïté, dans le noir, dans le silence, effrayés à l'idée de sortir - comme on dit : sortir du ventre de sa mère. Pétrifiés surtout à l'idée de devoir faire seuls l'expérience du monde. Je veux dire oser ouvrir les yeux - mais les ouvrir vraiment - et ressentir, au plus profond de soi-même, sans pouvoir s'y soustraire, la misère qui rôde en ville, les plaintes lancinantes des fantômes lassés de hanter les vivants, la tristesse d'être qui on est, ni exceptionnel ni ordinaire. Puis finir par mesurer, une fois loin des foyers et des cocons chaleureux, quand il n'y a plus alors de pays où rentrer, uniquement des chambres où faire les cent pas et des fenêtres desquelles se jeter, en nous et autour de nous, l'étendue du manque d'amour. "

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- Lire les premières pages sur le site de l'éditeur ICI -

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Commentaires

  • Valérie

    1 Valérie Le 06/09/2014

    J'hésite encore mais je le sens bien pour moi, celui-là.
  • Stéphie

    2 Stéphie Le 06/09/2014

    Il est sur ma PAL et j'avais beaucoup aimé son premier roman ;)
  • Martine Littér'auteurs

    3 Martine Littér'auteurs Le 06/09/2014

    Mummm ! que j'aime l'écriture de ce billet ! Mummm ! que j'aime l'idée de ce roman !
  • Dominique

    4 Dominique Le 06/09/2014

    il est noté, non que je n'ai pas de quoi lire en ce moment mais le sujet ne peut pas se laisser passer
  • Anne

    5 Anne Le 06/09/2014

    Oserais-je dire que ça me paraît trop lourd pour moi ?
  • Aifelle

    6 Aifelle Le 06/09/2014

    Le titre est très beau. Je vais le feuilleter d'abord en librairie.
  • Kathel

    7 Kathel Le 06/09/2014

    Tu as écrit un très beau billet, mais comme Anne, je sens que c'est trop oppressant pour moi.
  • Marilyne

    8 Marilyne Le 06/09/2014

    @ Valérie : il ne fait pas semblant ce livre, peut-être en lisant les premières pages présentées sur le site de l'éditeur, tu verras si l'atmosphère et l'écriture te donnent envie de poursuivre.
    @ Stéphie : ce qu'on appelle une bonne nouvelle.
    @ Martine, je ne doutais ni de l'un ni de l'autre... :)
    @ Dominique : tout pareil !
    @ Anne : bien-sûr, je comprends parce que c'est la réalité de cette lecture, ça prend de partout, le coeur, les tripes. Mais quelle écriture !
    @ Aifelle : Oh oui, le titre est aussi interpellant que le livre. ( tenter quelques pages me paraît plus que judicieux )
    @ Kathel : merci, ce ne fut pas si facile comme tu t'en doutes. Je voulais tout dire sans trop en dire. Oppressant, c'est certain.
  • Noukette

    9 Noukette Le 10/09/2014

    je le commence ce soir...
  • Marilyne

    10 Marilyne Le 11/09/2014

    Alors j'attends cette lecture...

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