Kampuchea - Patrick Deville

 Kampuchea

- Point -

C’est le récit d’un voyage le long du fleuve Mékong, effectué entre le procès des leaders khmers rouges à Phnom Penh (2009) et la révolte des chemises rouges en Thaïlande (début 2010). Tout part, d’une certaine façon, de la découverte, par hasard, des temples d’Angkor par Henri Mouhot en train de poursuivre un papillon. Car la France est très présente. Elle est la puissance coloniale dont de nombreuses traces demeurent. Et Paris est le lieu où quelques jeunes Cambodgiens, vers le milieu du XXe siècle, viennent poursuivre de brillantes études : ils seront les « frères », numérotés par ordre d’importance, qui se retrouveront plus tard à la tête de l’inconcevable mouvement révolutionnaire des khmers rouges arrivés au pouvoir le 17 avril 1975 et qui organiseront une méthodique extermination de tous ceux qui résistent à leur système. L’auteur explore la mémoire de cette tragédie récente, dans le paysage souvent enchanteur du Mékong. La littérature n’est jamais loin, pour le meilleur (Pierre Loti, Malraux, Kessel ou encore Conrad) mais aussi pour le pire (Douch, l’un des hauts dignitaires après Pol Pot, à l’ouverture de son procès, déclame du Vigny).

Le Kampuchéa démocratique, c’est le nom du Cambodge, ce pays entre la Thaïlande, le Laos et le Vietnam, bordé par le Golf du Siam; ce pays fermé, ruiné par les Khmers Rouges.

Un roman en chroniques amères, un carnet de voyage dans l’espace et le temps, les paysages en réminiscences. C’est l’histoire de la Révolution des Khmers rouges, ses grandes figures, ces inculpés, c’est aussi  celle de l’Indochine, de l’Europe coloniale, ses grandes figures, ces coupables, celle des guerres de la Guerre Froide.

 » J’aimerais mettre en perspective le procès des Khmers rouges dans une durée moyenne, sur un siècle et demi, depuis que Mouhot, courant derrière un papillon, s’est cogné la tête, a levé les yeux, découvert les temples d’Angkor. « 

 » Pendant plus d’un siècle, jusqu’à la fin de la Guerre froide, se donneront libre cours, dans cette Indochine ravagée, écrasée de bombes, les folies de l’Europe puis de l’Amérique, de la Russie et de la Chine. Les rêves écroulés, les actes d’héroïsme grandiose et les lâchetés immenses, les barbaries. Tout ce contre quoi voulaient lutter, à juste titre, quelques étudiants idéalistes du tiers-monde.  » [ ces étudiants parisiens qui deviendront les Frères de la Révolution khmère... ]

Pas moins d’une cinquantaine de chapitres pour 250 pages denses, rythmés par les slogans de l’Angkar ( l’organisation de la Révolution ), par les notes de notre découvreur national Mouhot, par des extraits de romans de ces auteurs français ( ainsi que l’Anglais, Graham Greene ) dont l’oeuvre est si intimement liée à leur vie, leurs choix et engagements politiques, leurs itinéraires autant géographique que humain.

 » Lorsque Loti s’approche enfin des ruines d’Angkor, en 41 après HM [ Henri Mouhot ] , il sait l’immense fatigue de cette civilisation khmère, qui consent à s’offrir aux barbares de l’Occident pour se protéger du Siam à l’ouest et des Viêts à l’est. La France manipulée comme une tribu un peu stupide mais puissante et armée. Il sait qu’il est un lointain barbare perdu en Asie. Et peut-être a-t-il déjà en tête, ce soir, à My Tho, des phrases du  » Pélerin d’Angkor  » qu’il écrira dans dix ans. Ces phrases qui seront une terrible semence pour le jeune Malraux, lequel sans elles peut-être n’aurait pas écrit  » La Voie royale «  , ni pillé le temple comme Loti avait pillé la mosquée. C’est toujours curieux, l’histoire des hommes et de leurs livres. « 

 » Du roman de Malraux demeurent deux souvenirs obsédants, le premier est sa tentation des armes à feu.  » Toute ma vie dépend de ce que je pense du geste d’appuyer sur cette gâchette au moment où je suce ce canon. « 

Une sérieuse connaissance de la terre et du sujet qui souligne la subtile distinction entre peuple et nationalité, un regard aigu et élargi, une conscience désabusée des paradoxes, des correspondances, des enjeux imbriqués de cette Histoire, une mémoire pour les oubliés, les aventuriers occidentaux, les populations sacrifiées. Et un style : une poétique de l’image, le vitriol des portraits, l’acuité des visions, quelques papillons noirs et suffisamment de précisions, qui ne plombent pas la verve narrative, pour ne pas égarer le lecteur, le perdre en chemin dans les méandres géopolitiques du Mékong.

De nombreux extraits dans ce billet pour dire cette lecture exceptionnelle qui porte si magistralement l’expression de  » roman sans fiction « .

-  » Les forces progressistes en ont assez, de ces Jaunes. Elles ont milité contre le colonialisme et ces pays sont parvenus à l’indépendance. Elles ont manifesté contre l’impérialisme et les Américains sont partis. Maintenant ça suffit. Qu’ils se démerdent. On brandit le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les Jaunes sont devenus rouges, c’est leur affaire. Le stalinisme s’installe à Hanoi et le polpotisme à Phnom Penh. La révolution ne mentionne le communisme que sur le drapeau du Kampuchéa. Un temple d’Angkor en silhouette dorée sur fond rouge. Le passé et l’avenir. Le retour à la grandeur des Khmers angkoriens et le grand bond en avant. Les travaux forcés, les maladies, la torture, la famine jusqu’au cannibalisme. Trois ans, huit mois, vingt jours. Un ou deux milions de Cambodgiens disparaissent, entre un quart et un tiers de la population. « 

-  » Les civilisations à leur apogée aiment contempler l’apogée des civilisations disparues et frissonner devant l’avenir. C’est Bonaparte devant les pyramides d’Egypte. Pour le Second Empire ce sera Angkor. La voie est tracée avec précision par Mouhot :  » vers le quatorzième degré de latitude et le cent deuxième de longitude à l’orient de Paris, se trouvent des ruines si imposantes, fruit d’un travail tellement prodigieux, qu’à leur aspect on est saisi de la plus profonde admiration, et qu’on se demande ce qu’est devenu le peuple puissant, civilisé et éclairé, auquel on pourrait attribuer ces oeuvres gigantesques.  » A la lecture de ces phrases, au coeur de l’Europe prospère et éclairée, au centre du monde, peut-être éprouve-t-on déjà le vertige de la chute, pressent-on le déclin, l’autodestruction des guerres mondiales, le gouffre de l’oubli. Que resterait-il de cette civilisation-là ? « 

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