Une ardente patience - Antonio Skarmeta

Skarmeta

- Éditions Points -

- Traduit de l’espagnol ( Chili ) par François Maspero -

Si vous n’avez pas encore lu ce livre, sortez vos mouchoirs tant vous allez pleurer de rire et de tristesse. En quelques 150 pages, il raconte la relation, l’amitié qui naît, entre le poète vieillissant Pablo Neruda et son facteur, découvrant au jeune homme le pouvoir des mots; il raconte, en échos, vu d’une minuscule communauté, l’histoire du Chili des années 70.

Ce roman se déroule, entre 1969 et 1973, au bord du Pacifique, dans l’anse du petit port de San Antonio. Issu d’une famille de pêcheurs, Mario Jimenez y devient facteur, le facteur attitré de Pablo Neruda dans sa villégiature de l’Île Noire, son unique client. La narration développe en parallèle de cette amitié, l’histoire de Mario, comme un parcours initiatique, follement amoureux de la fille de la veuve aubergiste à qui ce futur gendre ne convient pas du tout.

De l’usage de la métaphore et de ses ravages… la poésie comme l’art de dire l’essentiel, ce qui doit être dit : discours amoureux, discours politique. C’est la foi,  » l’ardente patience  » d’Arthur Rimbaud que cita Pablo Neruda dans son discours pour le Prix Nobel de littérature en 1971 :  » A l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes « , cette ardente patience à laquelle ces hommes ont cru; c’est l’ouverture au monde de Mario, l’engagement de Neruda – la proposition du parti communiste d’être le candidat à l’élection présidentielle, le retrait et le soutien à Salvador Allende, la fonction d’ambassadeur en France -; c’est aussi la mort de la poésie, celle des poètes, des  » voyants « , avec le coup d’état de la junte militaire, le décès de Nureda, ses obsèques qui deviennent la première manifestation populaire d’opposition et de résistance où sont scandés son nom et celui du président Allende, la saisie des livres, l’interdiction de publications des revues…

Quelques 150 pages pour passer de ce rire à ces larmes – du prologue en auto-dérision de l’auteur à l’amertume de son épilogue – des dialogues pittoresques, improbables à souhait, aux claquements au petit matin des portières de voitures sans immatriculation.

D’une écriture d’une tendre ironie, jamais moqueuse à l’encontre de ses personnages, la plume aiguisée dessine un sourire, les mots d’humour en mots d’amour, en hommage au peuple chilien, et pointe le cœur et la colère avec le chapitre final.

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Une conversation entre Mme Rosa veuve Gonzalez et Pablo Neruda, l’extrait est long, il vaut son pesant de poétique…

 » – Cela fait plusieurs mois qu’un dénommé Mario Jimenez rôde autour de mon auberge. Ce monsieur s’est permis des insolences à l’égard de ma fille qui a à peine dix-sept ans.

- Que lui a -t-il dit ?

La veuve cracha entre ses dents :

- Des métaphores.

Le poète avala sa salive.

- Et alors ?

- Et alors, don Pablo, avec ces métaphores, il a rendu ma fille plus chaude qu’un radiateur.

- Mais, madame Rosa, nous sommes en hiver.

- Ma pauvre Béatriz se consume complètement pour ce facteur. Un homme dont le seul capital est constitué des champignons qu’il traîne entre ses doigts de pieds. Seulement, si ses pieds sont un bouillon de culture, sa bouche, elle, elle est fraîche comme une laitue et entortillée comme une algue. Et le plus grave, don Pablo, c’est que les métaphores avec lesquelles il a séduit mon enfant, il les a copiées sans vergogne dans vos livres.

- Non !

- Si ! Il a commencé par parler innocemment d’un sourire qui était un papillon. Mais après, il lui a dit carrément que sa poitrine était un feu à deux flammes.

- Et cette image, il l’a employée de façon visuelle ou tactile ? s’enquit le poète.

- Tactile, répondit la veuve. Du coup, je lui ai interdit de sortir de la maison jusqu’à ce que ce monsieur Jimenez ait décampé. Vous trouverez peut-être ça cruel de la séquestrer ainsi, mais voyez vous-même ce poème que j’ai trouvé tout froissé au fond de son soutien-gorge.

- Au fond de son soutien-gorge ? Et il n’était pas roussi ?

La femme extirpa de son propre giron une irréfutable feuille de cahier de calcul de la marque Torre et en déclama le contenu comme un acte d’accusation, détachant à chaque fois le vocable Nue avec une perspicacité de détective :

« Nue, tu es aussi simple que l’une de tes mains, lisse, terrestre, petite, ronde, transparente, tu as des lignes de lune, des chemins de pommes, nue tu es mince comme le blé nu.

Nue tu es bleue comme la nuit à Cuba, tu as des liserons et des étoiles dans les cheveux, nue tu es jaune et gigantesque comme l’été dans une église d’or. »

Elle froissa le texte avec dégoût, l’enfouit à nouveau dans son tablier et conclut :

- Ce qui veut dire, monsieur Neruda, que le facteur a vu ma fille à poil !

A cet instant, le poète regretta amèrement d’avoir adhéré à la doctrine matérialiste de l’interprétation de l’univers, car il ressentit un besoin pressant d’invoquer la miséricorde du Seigneur.

[...]

- Je vous en conjure, expliqua la femme, vous qui avez sa confiance et qui êtes son inspirateur, donnez l’ordre à cet individu, Mario Jimenez, facteur et plagiaire, de s’abstenir à partir de dorénavant et pour toute sa vie de voir ma fille. Et dites-lui bien que s’il n’obéit pas, ce sera moi, qui personnellement me chargerai de lui arracher les yeux, comme on l’a fait à cet autre facteur, cet insolent de Michel Strogoff. « 

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Un grand petit roman, adapté en film par Michael Radford sous le titre Le Facteur ( Il Postino ) avec Philippe Noiret dans le rôle de Pablo Neruda.

-Édition originale 1985 – Première traduction française : éditions du Seuil 1987 -

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