Sonietchka – Ludmila Oulitskaïa

Sonietchka

- Folio -

Les livres sont toute la vie de Sonietchka, jeune fille au physique ingrat. C’est d’ailleurs dans une bibliothèque qu’elle rencontre celui qui deviendra son mari. Les années passent, la guerre bouleverse le monde, un enfant naît, son mari la trompe… Pourtant, malgré les difficultés et les malheurs, Sonietchka puise dans la lecture la force d’être heureuse tout simplement.

- Traduit du russe par Sophie Benech -

Un portrait de femmes, un portrait d’époque, qui n’a rien d’une saga. Un très court roman, presque une nouvelle, une centaine de pages, une lecture bien plus dense et subtile que celle si réductrice qu’annonce cette quatrième de couverture. A travers l’existence de Sonietchka – ainsi que celle de sa fille Tania - saisie à la fois dans le quotidien et la durée, dans sa pleinitude, c’est le tableau de la Russie de Staline, la Seconde Guerre Mondiale, le régime soviétique, la difficulté à vivre, la dimension que donne l’art à la vie, la difficulté et la liberté de l’exprimer par l’art. Quand vivre devient un art. Ou devrais-je écrire, l’art de vivre ?

Sonietchka est lectrice, femme à la fois détachée et transparente, une figure aussi pâle que lumineuse.

 » Pendant vingt années, de sept à vingt-sept ans, Sonietchka avait lu presque sans discontinuer. Elle tombait en lecture comme on tombe en syncope, ne reprenant ses esprits qu’à la dernière page du livre. [...] Elle éludait chaque jour et à chaque instant le nécessité de vivre ces pathétiques et glapissantes années trente en menant paître son âme dans les vastes pâturages de la grande littérature russe, plongeant dans les abîmes angoissants du très suspect Dostoïevski pour émerger dans les allées ombreuses de Tourgueniev, ou dans les manoirs de province réchauffés par l’amour généreux et dénué de principes d’un Leskov qualifié on ne sait pourquoi d’écrivain de second ordre. « 

Il ne s’agit pas d’une vie par procuration mais de cette autre dimension. A travers elle, se glissent, glissent, les années de communisme, les destins en une peinture éloquente teintée de dérision.

Le mari de Sonietchka est un apikoïre, un libre-penseur, peintre, voyageur, réprouvé par le pouvoir. De vingt ans son aîné, il revient de cinq ans d’emprisonnement. Il reprendra peu à peu goût à la vie et le pinceau malgré les prisons qui l’entourent.

 » Il y avait longtemps qu’il ne bâtissait plus de projets. le destin l’avait conduit dans des lieux si sinistres, dans l’antichambre de l’enfer, sa volonté animale de survivre était presque à bout, et les crépuscules de l’existence d’ici-bas ne lui semblaient plus si attirants… « 

 » C’est ainsi que, marchant à la queue leu leu, ils arrivèrent devant l’entrée de l’immeuble où, derrière des portes s’alignant le long d’immenses couloirs, on bâtissait consciencieusement et avec compétence un art socialiste convenable rémunéré, en sortant de temps en temps sur le palier sordide d’encombrantes variantes du géant chauve de la pensée… « 

Ce sera le personnage témoin de la société soviétique, un survivant du monde d’avant, comme sa fille, double reflet,  libre et excessive -  » génération déchue grandie dans le dénuement. «  - sera celui du monde à venir, comme son amie Jasia sera celui du monde présent.

 » Elle était la fille de communiste polonais ayant fui l’invasion fasciste, chacun, par la force des choses, dans une direction différente : son père vers l’ouest, et sa mère, avec son bébé, vers l’est, en Russie. Cette dernière n’avait pas réussi à se fondre dans la masse des millions d’habitants de ce gigantesque pays et avait été charitablement déportée au Kazakhstan, où elle était morte après avoir vivoté tristement pendant dix ans, sans avoir perdu ses idéaux sublimes et absurdes. Jasia s’était retrouvée dans un orphelinat; elle avait manifesté un attachement à la vie peu ordinaire en survivant dans des conditions qui semblaient spécialement conçues pour tuer le corps et l’âme d’une enfant, et s’en était sortie grâce à sa faculté de tirer le maximum d’une situation donnée. « 

Ce roman n’est pas celui de la résignation ou de l’amertume, plutôt un consentement, un contentement. Il est le roman de la vérité, d’une profondeur insoupçonnée, celle de Sonietchka, celles des vérités historiques, sociales et intimes entre les lignes. Il est vivant ce roman aux phrases incisives et ciselées, fondamentalement humain.

Elle n’est pas émouvante cette femme, elle est belle, à l’image de ce récit, une émotion fine.

  » Pendant les dix minutes qu’elle mit à rentrer chez elle, elle comprit que ses dix-sept ans de bonheur conjugual avaient pris fin, qu’elle ne possédait rien, ni Robert – mais quand avait-il appartenu à qui que ce soit ? – , ni Tania, qui était si différente, qui tenait de son père, de son grand-père, peut-être, mais pas de sa race à elle, discrète, ni sa maison, dont elle percevait la nuit les soupirs et les craquements, comme les vieillards sentent leur corps qui leur devient étranger avec les années… » Comme c’est bien qu’il ait désormais à ses côtés cette belle jeune femme, tendre et raffinée, cet être d’exception, comme lui ! songeait Sonia. Et comme la vie est bien faite, de lui avoir envoyé sur ces vieux jours ce miracle qui l’a incité à revenir à ce qu’il y a de plus important en lui, son art… » Vidée de tout, légère, les oreilles bourdonnant d’un tintement limpide, elle entra chez elle, s’approcha de la bibliothèque, y prit un livre au hasard et s’allongea en l’ouvrant au milieu. « 

-  » Et tout le reste est littérature «   P.Verlaine -

- Prix Médicis Etranger en 1996 -

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Ludmila Oulitskaïa, distinguée par de nombreux prix littéraires, est également auteur de nouvelles, de pièces de théâtres et de scénarios de films, ainsi que d’un recueil de Contes russes  animaliers pour enfants illustré par l’artiste Svetlana Filippova.

- Biographie et bibliographie sur le site Gallimard ICI -

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