Un léopard sur le garrot – Jean-Christophe Rufin

Rufin

- Folio -

Chroniques d’un médecin nomade

Voyage dans une vie, ce récit fait défiler sous nos yeux trente ans de notre histoire, d’un point à l’autre de la planète. De nouveau, l’auteur de  » Rouge Brésil  » et de  » L’Abyssin  » offre au lecteur une belle aventure. Mais, cette fois-ci, c’est la sienne.

Comme l’indique le sous-titre, il s’agit d’une autobiographie et d’un voyage. Récit(s) d’une vie dans le monde, inscrite dans son époque; celui d’un parcours atypique et pourtant guidé par une aspiration : retrouver l’humanisme dans la pratique de la médecine; retrouver le regard, le lien avec la société humaine malgré la médecine scientifique, technologique et spécialisée.

Jean-Christophe Rufin est connu pour ses engagements dans des ONG humanitaires, sa présidence d’Action contre la faim, ses postes ministériels et diplomatiques, ses romans et son Goncourt ( puis son élection à l’Académie Française non mentionnée dans ce livre ). Il revient sur toutes ses expériences – intéressantes s’il en est – dans cet ouvrage. C’est la première partie de cette lecture retraçant sa jeunesse, ses études de médecine, puis son rôle, sa pratique lors des missions humanitaires avec Médecins Sans Frontières ou Action contre la faim qui m’ont le plus passionnée. Ces aspects techniques.

Si j’ai lu avec grand intérêt les passages qu’il consacre à son désir d’écriture, à cette naissance ( ou plutôt à cet accouchement ) de l’auteur, à ses sources d’inspiration – les lieux, les rencontres, les images marquantes – ainsi qu’à sa vision du roman, de l’écrivain et du monde littéraire ( lectorat, librairie, édition, auteur, média, prix ), ce sont ses réflexions sur la médecine et sur la gestion de l’urgence sanitaire qui me restent. Je précise toutefois que cet ouvrage n’est pas un essai sur l’humanitaire. Et j’en profite pour saluer les dernières pages qui s’intéressent à la complémentarité des regards du médecin et du romancier. Parce que lorsque j’ai refermé ce livre, bien que le sachant romancier, je ne pouvais penser cet homme autrement que médecin. Et c’était bien lui que je voulais lire, ce fondamentalement médecin alors même qu’il va s’y consacrer tout en cherchant par tous les moyens à pratiquer autrement. Les paradoxes de sa vocation expliquent les détours de son parcours professionnel. Ce n’est qu’avec le recul du temps que l’on peut percevoir qu’il s’agissait d’un chemin.

» Je suis né dans la médecine, comme d’autres voient le jour au bord de la mer, au flanc d’une montagne ou dans les champs. D’aussi loin que je me souvienne, la médecine a été pour moi un lieu, une condition, un état, bien avant qu’elle ne devienne un savoir et une profession. « 

Héritier par la figure tutélaire de son grand-père d’une médecine humaniste, Jean-Christophe Rufin reçut sans conviction, plutôt avec déception et frustration, sa formation.  » Un malentendu fondamental «   :  les chapitres sur ses études de médecine relatent son attente d’une autre définition, sa passion intacte mais insatisfaite et décrivent, en les resituant bien dans leur contexte – la fin des années soixante – les méthodes, l’ordre mandarinal, les relations au médecin, aux malades et à la maladie – ce qui fait une sérieuse différence – , l’accueil, l’accompagnement des patients.

Sous l’autobiographie, la biographie de la pratique médicale. Jean-Christophe Rufin manie avec finesse l’humour et l’art du portrait. Il ne se dispense pas d’autodérision ni de sens critique. S’il pointe un système qui lui paraît bien peu humain, il sait y reconnaître ses propres erreurs.

Un premier voyage de hasard en Afrique apporte une réponse à cette prise de conscience du malentendu sans le détourner de sa voie, de la voix qui l’appelle, l’interpelle. Ce seront des routes qui chacune laisseront leurs empreintes autant vers l’humanitaire que vers la littérature.

 » Jusque-là la diversité humaine se réduisait pour moi aux différentes maladies par lesquelles les êtres humains expriment leurs souffrances et révèlent leurs fragilités. [...] Moi qui avais étudié l’être humain abstrait, isolé, l’individu, celui qui sert de support à la science médicale, seul et nu au fond d’un lit, je découvrais l’être humain en société, fortement déterminé par son groupe, relié aux autres dans l’enceinte de la maison, la clôture du village, le territoire de la tribu, les frontières de la nation. Tout un aspect de l’expérience de mon grand-père se révéla à moi : il n’avait pas seulement soigné des individus, il avait été mêlé aux convulsions des peuples, avait connu l’envahissement par la tumeur nazie, avait été témoin de graves fractures au sein d’une France heurtée par les guerres. Et, confusément encore, je compris que je voulais, moi aussi, avoir affaire à tout l’homme. [...] Du coup, le savoir médical que j’avais engrangé jusque-là prit une autre valeur : celui d’un moyen et non d’une fin. «

Les obligations du service militaire complètent la réponse. Jean-Christophe Rufin part en coopération en Tunisie :  » A Paris, pendant que j’exerçais dans le cadre immuable et rassurant de mon hôpital, il me semblait que tous les êtres humains étaient semblables et que seules leurs maladies étaient distinctes et variées. En Tunisie, je compris qu’au contraire les maladies sont universelles : exactement semblables sous toutes les latitudes. Ce sont les humains qui diffèrent. L’épisode tunisien eut un autre mérite, plus inattendu encore. Pour la première fois en effet, je découvris directement l’existence de la politique. « 

Ce passionné d’histoire rejoint le contemporain. Et Médecins Sans Frontières à ses premières heures. Le praticien nostalgique de l’examen clinique, du regard sur le patient, ouvre les yeux sur son siècle où  » tout est politique « . Et ce seront les tours et contours de l’aventure humanitaire ( selon le titre du Découverte Gallimard Jeunesse que Jean-Christophe Rufin a signé, retraçant l’humanitaire dans sa perspective historique et politique, en présentant les formes ), les lignes et les pics, les mouvements, les manœuvres, les développements, les progressions. Rivalités en interne, désastres en externe. Le médiatique, la manipulation aussi, et les difficultés décisionnelles et concrètes de  » l’action en temps réel  » lorsque l’information est partielle, lorsque les évènements ne portent pas encore de nom historique, lorsqu’il faut traiter ces évènements  » avec toute l’incertitude de l’inachevé  » et  » apprendre à se repérer dans la géographie très particulière des temps bouleversés « , qu’il faut les qualifier pour pouvoir agir à bon escient ( notamment lors des crises alimentaires pour lesquelles il est essentiel, au-delà du secours d’urgence, d’agir sur les causes ) ainsi que pour gérer la mesure de l’intervention ( et les réseaux de distributions )

 » … les récifs n’ont pas manqué, contre lesquels nous eûmes autant d’occasion de nous écraser. Car il y a bien des manières, pour une grande organisation humanitaire, de rencontrer l’échec. Arriver trop tard, ne pas prendre la mesure de l’urgence, au contraire surdimensionner sa réponse, méconnaître les dangers et envoyer ses équipes à la mort, alarmer l’opinion à l’excès ou, à l’inverse, se rendre complice d’un génocide par son silence… «

» Partout, les victimes, les malheureux, les laissés-pour-compte sont cachés, difficiles à atteindre. Partout, des forces politiques font écran entre eux et ceux qui viennent leur porter secours. Que ce soit des gouvernements, des mouvements de guérillas, des chefs de clan, des syndicalistes, les victimes sont toujours « représentées » par quelqu’un. Elles sont immergées dans le jeu politique, les rapports de force. Et la « représentation », hélas, est bien souvent une usurpation. De cette première mission, je tirai la conviction que la neutralité ne peut être que le résultat d’une démarche politique active. Pour arriver jusqu’à ceux qui ont besoin d’aide, il faut d’abord comprendre où ils se trouvent, qui les opprime, qui les représente et pour servir quels intérêts. Alors seulement, on peut espérer avoir accès à ceux qui ont vraiment besoin de nous. [...] Le prix à payer, pour pouvoir être utile dans ces terres habitées, était d’ouvrir les yeux, d’observer sans dégoût et de comprendre sans condamner. « 

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- Un long article aux longs extraits. A(u) présent, je souhaite rencontrer Jean-Christophe Rufin nouvelliste avec ses  » Sept histoires qui reviennent de loin « … -

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