Insurrection poétique

 

Le Meeting

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Ses mots étaient intelligents et brusques,

Et ses pupilles ternes

Projetaient devant, sans éclat,

Des lumières aveugles.

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Des regards se portaient vers lui,

Milliers et milliers d'yeux,

Il ne devinait pas, que bientôt

Sonnerait l'heure dernière.

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Tous ses mouvements étaient nets,

Et sa voix était rude,

Sa barbe balançait au rythme

Des mots empoussiérés

.

Et, gris comme les ciels nocturnes,

De tout sachant le terme,

C'est de la liberté pesante

Qu'il secouait les chaînes.

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Mais ceux d'en bas ne comprenaient

Ni les nombres ni les noms,

Et nul ne porte du chagrin

Et du devoir le sceau.

.

Le doux murmure leva la main,

Les lumières frémirent.

Un bruit courut, pareil au son

D'une braise qui claque.

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Et, comme un signe, des ténèbres

La lumière a jailli...

La foule s'éveilla. Sauvage,

Un sifflet retentit.

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Au bris de verre vint se mêler

Un sourd gémissement,

Et l'homme tomba sur les dalles,

le crâne fracassé.

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Je ne sais qui, d'un jet de pierre

Le tua dans la foule,

Et je me rappelle le sang

Gouttant sur le poteau.

.

Tandis que l'air était percé

De sifflets et de cris,

Il reposait à tout jamais

A l'entrée de la salle...

.

A la porte un reflet brilla...

D'autres reflets encore...

Et l'écho retentit, sonore,

Des fusils qu'on arma.

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On vit dans la lumière brève

Cet homme étendu là,

Et le soldat, qui sur le mort

Pointait sa baïonnette.

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Sa barbe noire faisait paraître

Plus blême son visage,

Et, en silence, les soldats

Se regroupaient en rangs.

.

Et dans le calme qui régnait,

Sa face rayonnait.

L'Ange passa, il était doux

Et la joie - infinie.

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Et ses pupilles immobiles

Etaient austères et calmes,

Et au-dessus, les baïonnettes

Brillaient au garde-à-vous.

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Il semblait s'être caché là,

Derrière les bouches noires,

Et il respira l'haleine

Nocturne de la liberté.

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 - Alexandre Blok - 10 octobre 1905 - Traduction de Armand Robin - extrait de L'horizon est en feu Cinq poètes russes du XXème siècle - Poésie Gallimard -

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Affiche2015

Printemps des poètes 2015 avec Aifelle et ClaudiaLucia -

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Commentaires

  • Martine Littér'auteurs

    1 Martine Littér'auteurs Le 20/03/2015

    À Anna Akhmatova

    Quand on vous dit : « Terrible est la beauté » —
    Sur vos épaules, indolente,
    Un châle espagnol vous jetez.
    Dans vos cheveux — une rose amarante.

    Quand on vous dit — « Simple est la beauté »
    Un peu maladroite, vous couvrez
    L’enfant d’un châle chamarré.
    La rose amarante est tombée.

    Mais à ces mots, indifférente,
    Qui autour de vous résonnent,
    Vous resterez absente et morne
    En répétant à voix haute :

    « Je ne suis ni terrible ni simple :
    Pour tuer, pas assez terrible
    Tout simplement ; ni assez simple
    Pour ignorer que la vie est terrible. »

    16 décembre 1913

    Traduction Serge Venturini
  • Aifelle

    2 Aifelle Le 20/03/2015

    Un poème qui prend aux tripes .. j'aurais dû me douter que tu irais faire un tour du côté des Russes ;-) (et Martine m'épate à chaque fois en répondant avec un poème toujours en phase)
  • Marilyne

    3 Marilyne Le 22/03/2015

    " Tout est prêt pour la mort
    Ce qui résiste le mieux sur Terre, c’est la tristesse,
    Et ce qui restera, c’est la Parole souveraine. "

    - Anna Akhmatova -
  • Marilyne

    4 Marilyne Le 22/03/2015

    @ Aifelle : je n'ai pas hésité même si mon choix spontané en lisant ta proposition de rendez-vous fut Marina Tsvétaïeva, et puis j'ai relu quelques poèmes d'Alexandre Blok dans cette anthologie...
  • Moglug

    5 Moglug Le 29/03/2015

    Je suis passée à côté de ce billet à sa publication ! Je commence à peine à m'intéresser aux auteurs russes et je découvre tout un monde fascinant. Merci pour ce partage !

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